De la guerre civile (LV 181)
La guerre civile oppose des parties en conflit dans une unité politique constituée. Ses causes se sont diversifiées au cours de l’histoire mais comme la guerre extérieure, elle contribue puissamment à la constitution de l’État (ou à sa dissolution). Elle paraît aujourd’hui bien plus fréquente que la guerre extérieure, même si elle semble improbable en France.
Le sujet de la guerre revient régulièrement dans ces colonnes. La guerre extérieure d’antan a disparu (LV 98 bis) même si les autorités, depuis plus de dix ans, ne cessent de dire indûment que « nous sommes en guerre contre le terrorisme » (LV 29 bis ou encore Billet sur l’ennemi). Bien sûr, une conflictualité sous le seuil se perpétue par tous les moyens, pourvu que cette haute intensité (LV 167, LV 180) s’effectue en basse létalité. Ou loin des yeux, comme les conflits gelés (LV 154). La plupart des conflits contemporains n’opposent donc plus des États mais des factions à l’intérieur des États. Autrement dit, ils relèvent plus des guerres civiles, sujet que nous abordons aujourd’hui.
Limites de la guerre civile
Débuter cette réflexion passe par une définition : celle-ci est malaisée car elle impose d’en préciser les limites. Elles sont d’abord géographiques : une guerre civile opère à l’intérieur d’un État… mais souvent, une ou toutes les parties vont chercher des renforts à l’extérieur, au point que la guerre civile s’internationalise rapidement. Par ailleurs, une guerre civile diffère par son intensité d’autres différends armés qui peuvent certes provoquer des victimes mais paraissent d’un moindre gabarit.
Dernière limite, celle du temps : une guerre civile est souvent longue, d’une part parce qu’elle cristallise une opposition latente qui a mis longtemps à s’organiser, d’autre part parce que les opérations durent, tant elles reposent sur des passions.
Une guerre civile est donc un conflit armé, violent, s’exerçant principalement à l’intérieur d’un État, durant assez longtemps pour qu’il ne s’agisse pas d’une simple jacquerie, d’une révolte ou d’une insurrection. Ces derniers exemples se développent certes dans l’ordre intérieur mais constituent plus des soulèvements contre le pouvoir en place qu’une vraie guerre civile, même si les conséquences de la révolte peuvent tourner à la guerre civile entre partisans de l’ordre nouveau, ceux du régime précédent ou de factions tierces.
Caractéristiques de la guerre civile
La guerre civile suppose une unité politique préconstituée. Ainsi, les guerres intestines entre de grands ensembles ayant des traits communs mais non organisés ne peut constituer une guerre civile, même si parfois ce terme est utilisé : les guerres entre cités grecques ou entre cités gauloises de l’Antiquité, entre principautés italiennes du Moyen-Âge, entre pays balkaniques à la fin du XIXe siècle ne sont pas des guerres civiles, au mieux des guerres intestines.
De même, un pays acquis par un autre et qui lutte pour retrouver son indépendance ne relève pas de la catégorie. Il en est ainsi des nombreuses terres d’empire qui se séparèrent de leur métropole, de l’indépendance grecque au milieu du XIXe siècle aux nombreuses guerres de décolonisation du XXe.
Cependant, dans ce dernier cas, la puissance occupante peut considérer qu’il s’agit d’une guerre civile, surtout si elle a mené une politique d’assimilation à l’égard de la partie en lutte. Ainsi, la France se refusa longtemps à parler de guerre d’Algérie pour évoquer des « événements intérieurs », estimant qu’il s’agissait de départements aux statuts distincts des autres terres d’empire et équivalents à ceux de la métropole. De nombreux Français d’Algérie vécurent l’indépendance algérienne comme un véritable bannissement
Ce dernier exemple permet de remarquer une caractéristique notable de la guerre civile : l’élément passionnel. Une guerre civile mobilise des populations qui se rassemblent autour d’une cause commune : elle déchaîne assez de passion pour que les partisans soient prêts à tout risquer (situation, famille, vie) pour leur cause.
Avant d’explorer ces motifs, observons qu’ils doivent être assez puissants pour dresser une partie de la population contre une autre. La cause peut être d’apparence rationnelle : mais elle doit mobiliser suffisamment les esprits pour que ceux-ci risquent tout pour elle.
Causes de la guerre civile
Pour déclencher massivement les passions de façon à constituer un clan contre un autre, il faut donc des raisons fortes. La recherche de justice est la première. Ainsi, le cycle des guerres civiles romaines débuta par l’opposition entre populares et optimates sur laquelle vinrent se greffer les ambitions des généraux (J. César). Il fallut près d’un demi-siècle pour résoudre cette opposition (avec la constitution d’un nouveau régime sous les auspices d’Octave-Auguste).
Les conflits de succession, et donc de légitimité politique, peuvent être également la cause de la guerre civile : ainsi la lutte entre Armagnacs et Bourguignons ou encore la guerre des Deux roses en Angleterre, dans les deux cas au XVe siècle, marquant la fin de la féodalité.
La cause religieuse est particulièrement fréquente : ce peut être la fitna, grande discorde (656-661) qui sépara sunnites et chiites ; les guerres de religion en France (entre catholiques et huguenots) ; le prétexte de la guerre de Trente ans en Allemagne opposa catholiques et luthériens. De nombreuses guerres civiles ont par la suite continué à utiliser le facteur religieux mais dans un cadre ethnique plus général, politique. Ainsi, l’éclatement de la Yougoslavie suscita des guerres ethniques, chaque parti utilisant la religion comme facteur identitaire mais il ne s’agissait pas d’une guerre opposant d’abord les catholiques aux orthodoxes, mais les Croates aux Serbes.
Des aspects religieux ou sectaires peuvent déclencher des guerres civiles mais elles ont des causes plus nombreuses : ainsi, la révolte des Taiping, au XIXe siècle, paraît une des plus meurtrières de l’histoire ou plus tard celle des Cristeros au Mexique. C’est qu’avec les temps modernes, les causes sociales, économiques et pas seulement politiques prennent le pas : la guerre de Sécession américaine est emblématique de ce changement car ce sont bien deux modèles de société qui se sont affrontés. La question de l’esclavage est évidemment centrale mais elle éprouve également la solidité institutionnelle de la démocratie américaine et notamment son modèle fédéral. On peut faire la même remarque de la Commune de Paris qui oppose deux modèles politiques sur les débris du Second empire et de la guerre franco-prussienne.
Le XXe siècle connaît une multiplication de ces guerres civiles politiques : Mexique, Russie, Irlande dans les premières décennies. Mais c’est la guerre d’Espagne qui est l’archétype de ces guerres civiles modernes, mêlant des considérations idéologiques, sociologiques et économiques, dans le cadre d’un affrontement mondial entre idéologies et entre totalitarismes.
Ces visions radicales sont à la source de massacres massifs au Ruanda et au Cambodge.
La question ethnique et identitaire semble, en ce début de XXIe siècle, le motif central des guerres civiles contemporaines : RCI, Soudan, Yémen, RDC, Éthiopie, Irak, Centrafrique, Mali, Niger, Burkina Faso. Des guerres à dominante politique existent toujours (Syrie, Ukraine) tandis que le djihadisme a suscité de nombreux conflits intérieurs : Algérie, Caucase, Irak, Afghanistan, Nigeria …
Une guerre intérieure ?
La guerre est un fait d’abord politique, intimement lié à la construction de l’État. Or elle est usuellement perçue comme une affaire extérieure aux frontières. Certes les parties en lutte dans une guerre civile font souvent appel à des appuis extérieurs, ce qui internationalise le conflit ; mais celui-ci demeure intérieur au pays puisqu’à la fin, c’est la dévolution du pouvoir qui reste l’enjeu central. Les parties extérieures visent surtout à promouvoir un parti qui leur sera favorable, l’alternative pour eux étant la décomposition du pays.
Ce fut le risque couru par la France lors de la guerre de Cent ans ou l’Amérique lors de la guerre de Sécession. Une guerre civile peut provoquer une scission : ce fut le cas lors de l‘indépendance de l’Inde qui conduisit à la séparation du Pakistan (et plus tard du Bengladesh) ou plus récemment de la sécession de l’Érythrée ou du Soudan du sud. Mais quand le pays réussit à surmonter la guerre civile, celle-ci contribue paradoxalement à unifier le pays même si les plaies peuvent perdurer longtemps : l’observateur décèle encore des traces de la division entre Nord et Sud aux États-Unis, ou de vieilles réminiscences en France, ici huguenotes dans les Cévennes, là catholiques en Vendée.
Ainsi, le lien consubstantiel entre la guerre et l’État n’est-il pas le seul fait de la guerre extérieure mais reste aussi pertinent pour la guerre civile.
Aujourd’hui en France ?
Certains estiment aujourd’hui que la France court le risque d’une guerre civile. S’il est indiscutable qu’elle connaît des problèmes de sécurité et de respect de l’ordre intérieur, ce pronostic paraît infondé.
Tout d’abord il n’existe pas aujourd’hui d’idéologie assez mobilisatrice pour déplacer les foules et les inciter à tout risquer. Même les déclassés et autres damnés de la terre sont aujourd’hui suffisamment soutenus pour risquer imprudemment leur mode de vie. Comme nous le remarquions déjà (LV 179), le danger tient plus à la constitution de micro-clubs sur le pays conduisant à l’archipélisation du territoire, chaque structure géographique localisée vivant indépendamment des autres et mettant peu en commun. Au fond, l’indifférence prévaut aujourd’hui et l’intérêt résiduel de nos concitoyens pour la politique ne permet pas d’envisager une issue tragique.
JOCV
Pour lire l’autre article du LV 181, Azerbaïdjan agité, cliquez ici
Comments ()