Coups africains (LV 186)

Les récents coups d’État au Mali et au Burkina-Faso montrent la déception des élites et des populations africaines envers la France. Cela s’explique par une grande erreur stratégique, mélange de bonne conscience, d’utilisation trop longue de l’outil militaire, de manœuvres de gouvernance inadaptées et finalement, d’intérêts mal compris et donc mal mis en œuvre. La France a déçu et c’est de sa faute. Elle doit en tirer les conséquences.

Les derniers développements de la crise d’Afrique de l’ouest ne laissent pas d’inquiéter : dégradation des relations avec le Mali, coup d’État au Burkina-Faso, fragilité au Niger… L’enjeu est donc plus grave que le sort de Barkhane ou même de la viabilité sécuritaire du Sahel. Il s’agit au fond de la remise en cause de toute la stratégie française pour la région, un enjeu qui n’a pas grand-chose à voir avec la Françafrique que certains se complaisent encore à dénoncer, comme s’ils vivaient encore au XXe siècle. D’un mot, la France prend des coups.

Une stratégie fautive

Cela tient à une stratégie fautive, d’abord au Mali mais au-delà dans tout le Sahel. Comment, en 2022, peut-on encore parler de guerre contre le terrorisme ? (LV 42) La chose était déjà peu admissible en 2003, elle pouvait avoir un certaine dimension psychologique en 2015 après les attentats de Paris, mais persévérer dans cette désignation fausse de l’ennemi ne pouvait que conduire à d’énormes déconvenues. Les stratégistes le disaient, les Maliens le pensaient, les autorités françaises et les conseillers convenus n’ont cependant rien voulu entendre ni comprendre. Dix ans après Serval, cette obstination est coupable.

De même, insister en permanence sur la dimension miltiaire de la chose démontrait qu’on passait à côté de l’esentiel. Nous savons pourtant depuis vingt ans que l’outil militaire peut trancher des situations périlleuses mais qu’il n’est pas fait pour réparer des sociétés dans la durée : Balkans, Afghanistan ou Irak nous l’ont appris. Pourquoi s’être obstiné au Mali ? Bien sûr, il s’agissait de réassurer d’autres initiatives (EUTM, Minusma ou Takuba) mais qui toutes opéraient dans le même registre. Quant aux armées, elles se satisfaisaient de cet emploi opérationnel plus valorisant que les patrouilles Sentinelle en métropole, sans que les réels succès tactiques puissent construire une victoire stratégique. Dans les opérations modernes, il faut suivre un grand principe de logistique : first in, first out (premier entré, premier sorti) de façon à éviter tous les pièges de l’enlisement.

Enfin, les constructions politiques de gouvernance (l’autre volet de la stabilisation) ont été trop fragiles et surtout très convenues, marquant ce goût « XXe siècle » pour les grandes organisations sans effet sur le terrain : G5 Sahel, P3S, alliance internationale pour le Sahel, partenariat de Dinard, coalition pour le Sahel (voir site du MAE ici) se sont ajoutées aux outils sécuritaires déjà mentionnés avec leur lot de conseillers politiques et autres ambassadeurs itinérants. Plus de palabres quede résultats.

Perte d’efficacité militaire

Succès militaires tactiques, disions nous. Mais à vouloir traquer des « groupes armés  terroristes » (GAT), selon la terminologie en vigueur, on s’épuise sans aller au fond du problème. Mal désigner l’ennemi conduit forcément à des déboires. Ainsi, malgré une supériorité technologique évidente (mais limitée et dépendant en partie de moyens américains), le faible nombre de soldats engagés (5.000 hommes concentrés dans quelques bases) ne suffit pas à sécuriser le pays, encore moins la zone.

Il en résulta, dans la durée, un effritement de notre crédibilité au point d’aboutir à ce sentiment anti-français dans la zone, comble du résultat négatif et dû non pas à des manœuvres informationnelles de nos opposants mais d’abord à notre propre manque de résultats. Pour les populations locales, comment les Français, qui avaient réussi l’incroyable succès de Serval, peuvent-ils rester près de dix ans sur place sans régler le problème ? Certes, sans but politique établi, pas d’efficacité militaire (LV 52) mais voir des convois logistiques bloqués par la foule au Mali ou au Burkina en dit long sur l’impopularité suscitée par notre inefficacité.

Incompréhension des ressorts maliens

La Vigie a régulièrement évoqué le Mali (LV 18, 64, 71, 80, 99, 131, 136, ES n°5, dossier Mali 2021) sans même parler des billets publiés sur notre site. Qu’il y ait des groupes djihadistes ne fait pas de doute (GSIM affilié à Al Qaida, EIGS à l’EI) : mais ils s’affrontent. Or, à Bamako, beaucoup seraient prêts à discuter avec certains d’entre eux, d’autant que d’autres logiques politiques que l’islam radical sont à l’œuvre. Tous ont leur vision politique propre et enracinée, ils ne sont pas des terroristes ni même des djihadistes à l’européenne. Ainsi, ils visent moins les populations que les représentants des États et des institutions. De même, des groupes armés ne sont pas djihadistes (nous pensons notamment aux groupes autonomistes touaregs) même si beaucoup de Maliens du sud les considèrent comme des traitres à l’unité nationale. Mentionnons également la création de groupes d’auto-défense qui s’établissent sur des territoires et peuvent développer des rhétoriques inquiétantes (Dogons contre Peuls). Enfin, les acteurs criminels sont également armés avec des objectifs très différents des groupes précédents, même s’ils peuvent nouer des liens opportunistes..

Ajoutons les différentes forces de sécurité régionales (armée, police, gendarmerie) qui ne sont pas des outils simplement opérationnels mais qui ont des fonctions politiques et administratives, ce qui est fort éloigné de notre pratique française. Les forces sociales et religieuses, alliées ou adversaires, jouent un rôle politique évident dans les dynamiques politiques locales (que l’on pense à l’imam Dicko au Mali, cf. billet). Constatons enfin le rôle croissant de l’opinion publique, peu contrôlable mais qui manifeste une grosse désillusion envers la démocratie, telle qu’elle est présentée par les Occidentaux et les Français en particulier. Nous avons déçu.

Valeurs ou intérêts ?

La France n’a d’ailleurs pas toujours été très cohérente, ce qui a affaibli une stratégie déjà mal conçue et mal conduite. Aimant toujours les bons mots et les effets de manche, Paris n’a jamais hésité à prononcer des discours brillants et universalistes, insistant sur les valeurs qui nous différencieraient de tous les autres et seraient donc dans l’intérêt des Sahéliens. Nous serions forcément les bons, pétris de bonne conscience. Point n’est besoin de démontrer le biais néocolonialiste d’une telle posture. Forcément, elle manque son but. Surtout quand tous nos partenaires estiment que nous jouons d’abord en faveur de nos propres intérêts. Sans revenir sur la Françafrique qui n’existe plus depuis des lustres, n’en déplaise à certains journalistes peu au fait ou certains commentateurs ne connaissant pas l’Afrique, la France a encore, évidemment, des intérêts dans la région. Ils ne sont pas d’abord économiques mais politiques et culturels : réseau de soutiens dans les négociations internationales aujourd’hui, mais aussi et surtout, pour l’avenir, cette francophonie qui dominera la fin du XXIe siècle.

Cet intérêt sous-jacent motive bien de nos actions. Nos alliés européens ou américains le voient en premier lieu, ne s’attardant pas à nos discours bien-pensants. Nos amis africains ne sont pas dupes non plus et ont su, depuis des décennies, instrumentaliser ce mélange de bonne conscience et d’intérêt. Mais parler d’intérêt national pour le Mali semble aujourd’hui un gros mot. Aussi ne voit-on pas l’incohérence à aller soutenir la succession dynastique au Tchad (au mépris de tout principe démocratique), chose nécessaire pour assurer une stabilité régionale, et notre condamnation des coups qui ne nous conviennent pas.

Non que les nouvelles autorités maliennes soient très convaincantes : elles montrent un amateurisme incroyable qui nous est certes déplaisant mais qui insulte bien d’autres. La seule ligne du nouveau régime consiste à jouer sur le sentiment anti-français : cela ne fait pas une politique durable, on le voit bien dans d’autres pays d’Afrique qui s’enfoncent dans le marasme.

Des coups à l’État

Finalement, nous payons aussi notre conception primaire de la démocratie, selon laquelle elle se résume au seul vote. C’est déjà de moins en moins convaincant chez nous, admettons que la formule de l’élection ne suffise pas à tout résoudre, là-bas non plus. La multiplication des coups d’État dans la région en est un signe évident. Car au fond, voici notre conception de l’État qui s’efface. Le mimétisme qui a prévalu après la décolonisation ne tient plus et force est de constater l’impéritie des administrations et autres services étatiques qui sont la première caractéristique de l’État africain. Prédisons que la transition sera longue et tumultueuse : les peuples seront les premiers à en souffrir.

Que faire ?

Quand on perd au jeu, il faut payer ses pertes. Quoi d’autre dès lors que de fermer Barkhane au plus vite, même si cela entraîne la fermeture d’EUTM (qui n’a jamais été très convaincante) et peut-être de la Minusma. La seule chose à conserver dans la région est un léger dispositif « Sabre », qui établit des éléments de forces spéciales dans les quelques points d’appui que nous conservons. Cela coûtera moins cher et permettra de savoir ce qui se passe tout en pouvant opérer les raids nécessaires.

Il faut ensuite s’appuyer sur des opérations de médiation locale pour mieux connaître les besoins et travailler, au plus près des populations, afin de résoudre les clivages locaux. Des initiatives existent comme celle de l’ONG italienne Ara Pacis qui réussit à faire se rencontrer des adversaires.

Il faut enfin reconsidérer notre politique africaine, avec moins de littérature et plus de réalisme. Définir précisément nos intérêts, diagnostiquer nos forces et faiblesses, reconnaître les amis et opposants, puis agir. Être stratège, en fait.

JOCVP

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