Conflits (dé)gelés (LV 154)

Les conflits gelés étaient un héritage importun de la Guerre froide. Néanmoins, ils se réchauffent dangereusement, les uns après les autres et le cas du Haut-Karabakh alimente la réflexion stratégique autour d’hypothèses de conflits symétriques de haute intensité.

Le réchauffement climatique a des effets de bord imprévus. Il ne fait pas seulement augmenter progressivement la température de la planète, mais semble aussi faire fondre le permafrost qui figeait des tensions que nous avions failli – et souhaité – oublier, depuis l’insouciance occidentale générale des années 1990.

Après la détente : le dégel

La Guerre froide avait, à la suite de l’effondrement de l’empire soviétique, provoqué des dissensions à sa périphérie et le froid avait laissé quelques séquelles, véritables engelures, pour filer la métaphore. Des conflits non résolus, tuant néanmoins par sursauts violents occasionnels, mais où les deux parties faisaient soigneusement attention de rester en-dessous d’un certain seuil guerrier et militaire (LV 122).

Ils furent aussi le nouveau pré carré de l’OSCE, qui trouvait dans l’observation de ces conflits gelés une raison d’être plutôt opportune, en plus de ses efforts en termes de maîtrise des armements.

Tour d’horizon

Laissons de côté les Balkans occidentaux, les troubles de l’ex-Yougoslavie étant davantage une résurgence de conflits enracinés bien plus profondément qui n’ont pas engendré de conflits gelés. La marche ukrainienne à l’Ouest suscitait deux conflits gelés : la Transnistrie d’un côté et la Crimée de l’autre. La présence de nombreuses troupes russes en Transnistrie s’est révélée suffisamment dissuasive pour stabiliser cette enclave anachronique. L’échéance du bail de vingt ans, signé en 1997 et accueillant la flotte russe de la Mer noire dans le port de Sébastopol, s’approchant dangereusement, un tour de force – surprise stratégique pour l’Occident – a rattaché la Crimée à la Fédération de Russie et mis fin à cette anomalie géostratégique datant de 1954. Le prolongement de la crise de 2014 a créé un nouveau conflit non résolu dans le Donbass : encore une nouvelle guerre aux portes de l’Europe (LV 106).

Le Caucase s’était réveillé plus tôt : la guerre des 5 jours en Géorgie en 2008 a été un coup de main qui a représenté une autre surprise stratégique pour l’Occident. Casus belli : le conflit gelé pour l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie. L’OSCE fut une spectatrice impuissante. La Géorgie ayant surestimé le soutien américain et otanien, personne dans le monde occidental ne voulut mourir pour Tbilissi. Celle-ci affronta le voisin russe et sans grande surprise, perdit. Désormais, deux provinces étaient occupées (officiellement sécessionnistes) et donc perdues. Le conflit ne tue plus.

Le gel change de camp

Au fond, le gel a changé de camp. Là réside en fait le paradoxe actuel. Si les conflits dégèlent et finissent régulièrement en affrontement de haute intensité, c’est l’Occident qui semble dorénavant gelé. Tétanisé. L’absence de réaction, hormis des déclarations diplomatiques, est littéralement stupéfiante. Observez l’UE : elle adopte des sanctions (Ukraine, Russie, Biélorussie) mais ne va guère plus loin.

Le tournant du Haut Karabakh

L’apogée, à la fois du réchauffement guerrier et de la non-intervention occidentale, est le Haut Karabakh. Jamais conflit dé-gelé n’aura fait autant de morts. Et ça continue, sauf qu’on ne voit plus les images dans les médias. Ce conflit gelé qui a muté en guerre ouverte entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie et les forces pro-arméniennes est toutefois un moment pivot.

Jusqu’à maintenant, c’était la Russie qui intervenait, par étapes successives, grâce à des mouvements habiles sur l’échiquier géostratégique. Il y avait une logique d’élargissement progressif de sa sphère d’influence. L’implication plus ou moins affichée et assumée des forces russes rendait l’Occident extrêmement réticent à répliquer.

Au-delà de l’absence de volonté de s’engager directement dans des pays qui ont manifestement disparu de notre zone d’intérêt, il y a aussi l’impossibilité matérielle d’intervention militaire de haute intensité ou expéditionnaire d’urgence, mais surtout le refus d’escalade militaire avec la Russie, puissance expérimentée, conventionnelle et nucléaire. Résultat, l’audace russe paie à chaque fois. Qui ose, gagne.

La Russie a entamé une modernisation profonde de son outil de défense à la suite de la guerre en Géorgie de 2008 et moins d’une décennie plus tard, elle met en œuvre son nouveau concept en intervenant directement en Syrie, aux côtés d’Assad. L’interaction avec la Turquie devient un des enjeux de la politique étrangère russe et cette relation ambiguë se poursuit en Méditerranée orientale de manière générale, songeons notamment à la Libye.

C’est précisément le rôle de la Turquie qui est inédit dans le conflit du Haut-Karabakh. Si elle ne l’a peut-être pas directement instigué, elle a su l’instrumentaliser et l’exploiter. Son soutien direct à l’Azerbaïdjan, notamment en technologie de drones armés, permet de damer le pion à l’Arménie – et à la Russie, par la même occasion.

Russie qui se retrouve finalement piégée, tel l’Occident précédemment : nous l’avons dit, qui ose, gagne ! La Turquie est entrée dans le jeu en premier, il est dangereux de la contrer directement au risque d’une véritable escalade. Le dernier conflit dégelé a donc fait grandir un acteur rebelle à l’ordre international encore établi, alors même qu’il poursuit une politique ottomane séculaire. Ce qui est plus gênant, c’est qu’il s’agit aussi de la deuxième armée en volume de l’Otan. Otan, un peu plus morte cérébralement (LV 129), après ce dernier épisode. Aussi, Moscou bombarde-t-il des milices soutenues par Ankara sur le sol syrien à Idlib : c’est une forme de réponse, cinétique certes, mais indirecte et ne pesant pas directement sur la situation dans le Caucase.

Stratégie indirecte occidentale

La stratégie indirecte, c’est exactement ce qu’ont choisi les pays occidentaux comme moyen de lutte face à des conflits dissymétriques. Elle passe par la guerre de l’ombre, les forces spéciales, la 3ème dimension (reconnaissance, appui-feu, drones), la lutte d’influence, notamment dans le cyberespace (lutte informatique d’influence) et les médias. À la rigueur, un appui-feu sol-sol, mais en tirs indirects, à plusieurs dizaines de kilomètres des cibles. Est-ce véritablement une stratégie ou pas plutôt la politique de nos moyens ?

Préparation à un conflit symétrique

Ce constat est visiblement partagé. Dans l’appréciation de situation du Cemat français, le général Burkhard (LV 145), l’hypothèse d’un engagement majeur (HEM) est avancée et l’objectif de l’armée de terre est de s’y préparer également, avec un appui direct de la réserve opérationnelle, ce qui est inédit. L’engagement d’une division doit redevenir possible, un exercice est déjà planifié. Son homologue outre-Rhin, le général Mais, demande exactement la même chose au Heer allemand : une préparation au combat de très haute intensité et le combat interarmes en grande unités (« Aufbau zum hochintensiven Gefecht befähigter moderner und vollausgestatteter Großverbände » ). La réserve opérationnelle doit également s’inscrire dans ce cadre et un modèle organisationnel à 3 divisions est prévu pour 2027. Fêtant bientôt son 65ème anniversaire, la Bundeswehr allemande n’a décidément plus du tout la même ambition qu’à ses débuts. L’Europe réapprend la guerre. Devant le retour du tragique dans le monde, on observe le retour de la violence.

Les conditions du succès

Il n’empêche qu’un outil de défense performant n’engendre pas forcément le conflit. La Suisse neutre en est l’exemple (LV 146), que les pacifistes soient rassurés. Hélas, un outil de défense efficace n’est pas non plus un gage de victoire. Sans doctrine d’emploi pertinente, les meilleures forces ne remporteront pas la victoire, la défaite lors de la bataille de France en 1940 nous le rappelle cruellement.

Enfin, un outil de défense n’est rien sans la volonté de combattre et la volonté de vaincre. Dans notre cadre de réflexion clausewitzien, la guerre n’est que la politique poursuivie par d’autres moyens. L’armée au service d’un objectif. Quel est alors cet objectif ? À quoi sert d’avoir la capacité de riposter et d’intervenir, de manière conventionnelle, même dans un cadre de (très) haute intensité, face à un ennemi dissymétrique voire symétrique, si nous n’avons pas d’intérêt identifié à défendre et pas de but connu à poursuivre ?

Dans l’hypothèse où un nouveau conflit se déclencherait, irions-nous intervenir, seuls ou avec des alliés, à grande échelle ? L’Afghanistan et le Proche-Orient ont refroidi les ardeurs des plus bellicistes d’entre-nous. Nos armées occidentales fourbissent leurs armes et se modernisent, mais il leur faut aussi affûter leurs armes intellectuelles et penser le cadre général de l’action politique, pour déterminer comment employer notre outil de défense.

Un point à ne pas négliger est le cadre international de l’action. Selon la doctrine américaine, – à Washington on sentait le flottement des alliés dans l’Otan peu enclins à suivre automatiquement leur « guerre globale contre le terrorisme » post-2001, « la mission fait la coalition ». Les initiatives bilatérales semblent les plus prometteuses : Allemagne, Royaume-Uni, Belgique. Mais là encore, l’interopérabilité militaire technique, organisationnelle et doctrinale avec des alliés suppose une convergence en termes de réflexion stratégique et de volonté politique, c’est un prérequis indispensable.

Ne l’oublions pas.JOCV

Pour lire l’autre article du LV 154, « Élections tumultueuses« , cliquez ici.