Clarification en Syrie (LV 108)

La décision du président Trump de retirer les troupes américaines en Syrie témoigne d’un réalisme sans fard. Le président turc Erdogan espérait en prendre avantage pour défaire les Kurdes syriens mais ceux-ci se sont entendus avec le gouvernement légal de Damas qui trouve là le moyen de reprendre encore un peu plus le contrôle de son territoire. Quant à la France, elle donne encore des leçons de morale sans effet.

Les choses se clarifient en Syrie, près de huit ans après le début de la guerre civile. La Vigie y a consacré plusieurs numéros (LV 1, 26, 53, 78, 89, 93, 98) et des études (ES n° 1, n°2), tant cette guerre civile illustrait des aspects clés des combats actuels : les mutations de forme des forces armées (entre les armées « régulières », les quasi-armées, les milices et paramilitaires de tout poil), l’importance de la guerre par procuration (ici Russes, Iraniens et Hezbollah libanais, là Américains, Israéliens, Saoudiens, Émiriens et Qatariens, Turcs et Jordaniens voguant entre eux au gré des circonstances) ou des principes de la guerre retrouvés (escalade, alliances, déceptions et stratagèmes).

Déroulé

Cette longue guerre civile ne peut être isolée de son environnement. Elle a pris naissance dans le flux des révoltes arabes et si elle a pu être dès le départ instrumentalisée par des forces extérieures, force est de reconnaître qu’une grande partie de la population syrienne était insatisfaite du pouvoir d’el Assad. Son régime a vacillé et pendant 18 mois, on a cru qu’il tomberait, comme ceux de MM. Ben Ali, Moubarak ou Saleh. Mais le gouvernement légal, à défaut d’être légitime, a tenu bon. Il reste que la légitimité de ses opposants n’était pas assurée. En dépit des espoirs des Européens, une opposition laïque n’a pas pu peser dans les rapports de force car très vite, malgré les flots d’armements et de dollars déversés, ses troupes se faisaient absorber par les diverses milices islamistes, Al Qaida, EI et avatars.

Arcbouté sur sa base damascène et le réduit littoral alaouite de Lattaquié, le pouvoir a pu reprendre le contrôle de la frontière avec le Liban, empêchant avec l’aide du Hezbollah l’extension des milices islamistes dans la Bekaa et à Tripoli. Le contrôle par l’EI de vastes portions de territoire et surtout la remise en cause de la frontière avec l’Irak menaçaient en fait d’une profonde déstabilisation tout le Levant. Aussi beaucoup d’acteurs extérieurs portèrent leurs efforts contre l’organisation islamique, armant les Kurdes pour qu’ils reprennent le terrain à l’Est de l’Euphrate.

Simultanément, les milices iraniennes arrivaient, suivies de l’appui militaire russe. Peu à peu, le pouvoir de Damas desserrait l’étreinte à Homs, Palmyre ou Alep et reprenait le contrôle de vastes portions, y compris des places-fortes de l’opposition, comme la Ghouta ou Deraa. Les Turcs changeaient d’alliance, se rapprochant des Russes afin de contrer des Kurdes soutenus par les Américains. Nous y reviendrons.

La décision de D. Trump

La position des Européens et des Américains n’a jamais été bien claire en Syrie. On combattait à la fois l’EI et le « régime » (mais dans ce cas sans aucune justification légale, au seul motif d’une condamnation morale de frappes chimiques prétendument attribuées aux loyalistes). Rappelons que le « régime » est le gouvernement légal, représenté à l’ONU. La légalité a parfois bon dos.

Les Israéliens, sous couvert de frapper les forces iraniennes, lançaient régulièrement des attaques contre les bases de B. el Assad, jusqu’à égratigner les Russes. Enfin, l’Arabie Séoudite, qui avait eu une position très en pointe face au risque d’un éventuel « croissant chiite », se résignait. Les Russes maîtrisaient le jeu, organisant des confé-rences de paix avec les Turcs et les Iraniens et les représentants des parties au conflit. Les Occidentaux n’y participaient pas. Autrement dit, sur le terrain, l’ennemi officiel est aujourd’hui pratiquement défait tandis que l’avenir de la Syrie se construit en l’absence des Européens et des Américains.

Fort de ce constat, le président américain D. Trump vient de prendre la décision de retirer les troupes américaines de Syrie. Il a suscité un tollé : pourtant, même sans être spécialiste des affaires étrangères, son intuition lui a probablement fait prendre la bonne décision. Trump sait en effet décider en dehors du consensus de l’établissement de Washington. Certes, sa décision a provoqué le départ du général Mattis, son ministre de la défense, mais celui-ci portait en l’espèce des intérêts assez conservateurs. Pour le président, si la mission consistait à défaire l’EI, elle est remplie (même si l’EI n’est probablement pas durablement éradiqué, notamment en Irak et en Afghanistan). Il ne voit pas le besoin de s’opposer à B. el Assad sachant que son approche du Moyen-Orient est assez simple: soutien à Israël et à l’Arabie Saoudite, opposition dure à l’Iran (sa vraie cible dans la région), conservation de l’alliance turque. Les hauts cris à Riyad ou à Tel-Aviv ne l’inquiètent pas : après l’affaire Kashoggi d’une part, après la reconnaissance de Jérusalem comme capitale israélienne, après la dénonciation de l’accord nucléaire avec l’Iran, il estime ne rien leur devoir de plus. Quitte à sacrifier les Kurdes.

L’espoir de R. Erdogan

La Turquie de R. Erdogan a souvent changé de cap au cours de ce conflit. Au début elle fut alignée sur le front sunnite avec les Saoudiens et les Qatariens. Puis la solidarité entre Frères musulmans l’amena à s’éloigner de Riyad, tout en continuant à soutenir les différents groupes islamistes, dont ceux liés à Al Qaida. Il ne faut pas oublier le nombre de réfugiés syriens en Turquie (objets par ailleurs d’un chantage aux immigrés avec l’Europe). Ceci explique, entre autres facteurs, qu’elle parraine la poche d’Idlib, au nord-ouest de la Syrie, actuel refuge de toutes les milices islamistes syriennes.

La tentative opaque de coup d’État en 2016 provoqua un nouveau raidissement contre les États-Unis, soupçonnés de soutenir M. Gülen (LV 57 et 67), suscitant un rapproche-ment improbable avec la Russie, notamment autour de la Syrie : constatant la perte d’influence (déjà) de Washington, Ankara changeait d’alliance pour rejoindre le maître des jeux. Cela lui permit d’intervenir dans le nord de la Syrie pour empêcher la formation d’un couloir kurde le long de sa frontière.

Car la question kurde est pour Ankara un problème clé, à la fois intérieur et extérieur. Il faut rappeler que les Kurdes se distinguent non par la religion (ils sont sunnites) mais par la langue ; que les différentes entités kurdes de la région (en Turquie, Irak, Syrie et Iran) ne sont pas unies ; que chaque capitale s’accorde avec les voisines pour empêcher la formation d’un État autonome ; que le PKK, principale organisation d’opposition kurde en Turquie, est d’obédience marxiste-léniniste ; que le YPG, qui a mené la lutte contre l’EI en Syrie (avec le soutien américain) est une excroissance de ce PKK ; que tout succès du YPG est donc une menace contre l’intégrité nationale turque : par conséquent, les Kurdes de Syrie sont une affaire intérieure turque.

L’affaire Kashoggi

Il faut ici rappeler l’impact de l’affaire Kashoggi. Ce proche de la famille royale séoudienne s’en était éloigné et était devenu « journaliste », prodiguant moult critiques de la cour de Riyad dans les journaux américains. Considéré par celle-ci comme un traître, il fut attiré dans un consulat séoudien en Turquie et assassiné. Or, les services turcs avaient tout enregistré (oublions l’art. 22 de la convention de Vienne sur l’inviolabilité des représentations diplomatiques) et la communication d’Ankara se chargea de distiller les éléments de ce qui devint un scandale international, notamment dans la presse américaine. Dés lors, le prince héritier M. ben Salmane était mis en question, la guerre au Yémen apparaissait pour ce qu’elle était (un désastre humanitaire) et la position séoudienne en était fragilisée.

Ceci a également contribué à la décision de D. Trump, décidé à se rapprocher des Turcs (qui menaçaient d’acheter des missiles S 400 aux Russes) et surtout à éviter la sortie d’Ankara de l’Alliance atlantique ! Désormais, R. Erdogan allait pouvoir lancer ses troupes en Syrie du Nord et chasser les Kurdes de toute la rive ouest de l’Euphrate.

Retrouvailles kurdo-syriennes

C’était sans compter avec les autres acteurs. Lâchés par les Américains (mais qui en est surpris ?), les Kurdes se rapprochèrent de Damas. Après tout, ils sont citoyens syriens et préfèrent le maître damascène à l’ottoman, d’autant que depuis le début de la guerre, une sorte d’entente cordiale les réunit. Voici donc les troupes loyalistes appelées à se porter aux frontières officielles de la Syrie, face à la Turquie, empêchant ainsi l’invasion turque contre Manbij. Le rêve d’Erdogan est défait et B. el Assad profite une fois encore des événements pour reprendre possession d’une portion de son territoire légal, sans même parler de l’inévitable traversée de l’Euphrate qui suivra pour reprendre pied à l’est du fleuve sur les champs de pétrole.

Et la France ?

Sans surprise malheureusement, la France s’est encore signalée par une prise de position de dépit, déclarant « regretter la décision du président américain », ajoutant qu’un « allié doit être fiable ». Encore une fois, la posture agaçante d’un donneur de leçon.

Rappelons qu’à l’automne 2015 la France annonça intervenir, uniquement par des bombardements aériens, contre l’État islamique en Syrie (suivant les États-Unis qui faisaient de même depuis des mois, alors désapprouvés par la même France qui leur opposait l’illégalité de tels bombardements en l’absence de toute résolution de l’ONU et demande des autorités de Damas). Elle prétendit justifier sa démarche par le recours à l‘article 51 de la charte des NU, se prétendant en légitime défense. Rappelons que celle-ci s’exerce contre des États et qu’exciper de l’art. 51 revient à reconnaître à l’EI la qualité d’État ! Si donc l’EI est battu, pourquoi restons-nous en Syrie, sachant que nous ne pesons ni dans le processus miliaire, ni dans le processus politique (LV 93) ? Washington a envoyé des troupes en Syrie et les retire souverainement : en quoi est-ce un mauvais allié ? Encore une fois, la position française conjugue radicalisme militaire et moralisation intempestive. Les Émirats s’embarrassent moins et rouvrent leur ambassade à Damas. Voici du réalisme stratégique !

Soyons moins stériles…

JDOK

Lien vers Perspective 2019