Bastion algérien (LV 161)

Tout près de nous l’Algérie semble figée dans une situation d’enlisement général qui inquiète tous ses proches. La fin de non-recevoir du rapport Stora, l’effervescence de ses voisins et la retenue prudente de ses grands partenaires sont autant de symptômes d’une transition stratégique introuvable.

L’attention portée par la France à la Méditerranée (LV 147) engage sa vision stratégique, à l’égal de celle due au continent européen. La Vigie y porte attention. Au sud, la Méditerranée, c’est l’Afrique du Nord (LV 117) et son bassin occidental, la Médoc (LV 45). En face, l’Algérie demeure le noyau dur du Maghreb (LV 31) et le partenaire sensible d’une histoire commune mal soldée.

La modernisation de la vie politique lancée par le Pdt Tebboune, élu en décembre 2019, voulait répondre au soulèvement pacifique du Hirak qui avait marqué une année turbulente et interrompu le 4ème mandat d’un Pdt Bouteflika épuisé. L’état de santé défaillant du nouveau président sur fond de Covid 19 vient de stopper cette dynamique et de laisser le pouvoir quasi vacant.

Du côté français, le rapport Stora (ici) qui préparait un courageux assainissement de la relation bilatérale a été mal accueilli à Alger. Autour de l’Algérie, ses voisins (Tunisie, Libye, Mali et Maroc) évoluent vite et la préoccupent. Tout cela produit un climat de raidissement obsidional. La restauration politique que l’on observe en Algérie annonce des temps difficiles aux portes de la France. On doit s’en inquiéter.

Une centralité régionale peu exploitée

L’Algérie, avec son histoire patriotique et sa géographie acquise, tient à se distinguer de ses voisins méditerranéens, protectorats aux identités stabilisées, dynastique au Maroc et composite en Tunisie. Dans le Sud algérien, une population mélangée nomadise sur des territoires immenses mais sans tirer de rentes d’un sol riche en hydrocarbures et en minerais précieux. Claquemurée dans ses frontières qu’elle veut étanches, l’Algérie affiche une souveraineté ombrageuse. Elle n’entretient ni partenariats ouverts ni échanges structurés avec ses voisins. Ses régions frontalières ne sont que les apanages domestiques de grands barons militaires.

Vis-à-vis de la Tunisie, le système algérien a toujours eu une attitude paternaliste. Aucun danger ne peut venir de ce petit pays, qui a la superficie et la population de la Belgique (11 Mh), dont la dynamique est de s’élever socio-politiquement et non de proposer un système alternatif au modèle algérien. L’Algérie a toujours tenu la Tunisie sous sa dépendance avec le pétrole et le gaz. Elle en a fait un obligé et l’espace de villégiature qui lui manquait. Durant la décennie noire, la Tunisie est restée solidaire de l’Algérie. La manne pétrolière plus largement distribuée l’a transformée en tributaire plutôt qu’en allié. Après la chute de Ben Ali en 2011, Ghannouchi, le chef d’Ennahda, a été souvent invité à Alger pour garantir l’innocuité de son parti en Algérie. La situation sécuritaire empirant, l’Algérie n’a pas hésité à se protéger en épaulant les actions de contre-terrorisme du Sud tunisien.

Avec la Libye, l’Algérie a eu des relations de méfiance à l’égard de Kadhafi, perçu comme un trublion instable et incontrôlable, adepte d’un panafricanisme turbulent qui heurtait le légalisme de la diplomatie exemplaire algérienne. Elle s’est gardée d’intervenir sur le territoire libyen en 2013 après les attaques du complexe gazier d’In Amenas comme dans les luttes de clans du Sud libyen.

Le Royaume du Maroc, frère et rival naturel aux divergences potentielles prudemment gelées avant l’indépendance (dévolution du Sahara, cause sahraouie, leadership régional) est l’objet d’une jalousie latente à Alger. Ce voisin comparable en bien des points ne cesse de distancer l’Algérie en matière économique, sociale, culturelle, religieuse, et d’infrastructures industrielles, agricoles et touristiques. Son entreprenante diplomatie se déploie à Bruxelles comme en Europe, en Amérique du Nord comme en Afrique de l’Ouest vers le Golfe de Guinée avec une variété de programmes bancaires, industriels, médicaux et de formation religieuse … Sa réintégration gagnante dans l’UA, en 2017, a perturbé les positions acquises d’Alger. Ses médiations libyennes et maliennes réussies ont souligné par contraste l’autisme algérien.

Mais si l’Algérie n’a pas cherché à dissiper cette impression de fière solitude régionale, c’est peut-être qu’elle se réassurait ailleurs.

Un positionnement extérieur hétéroclite

L’Algérie depuis 1962 est le plus vaste État africain, avec son appropriation du Sahara. Elle dispose de l’armée la plus performante d’Afrique et la plus centrale, avec sa capacité à contrôler un État algérien qu’elle a fondé.

De sa culture panarabe, socialiste et militaire, elle tire une solide relation avec la Syrie et l’Égypte, qui a été encouragée par Moscou, vraie matrice stratégique d’une indépendance conquise en pleine Guerre froide. Pourtant, si l’Algérie reste branchée sur la Russie en matière d’équipements militaires, industriels et sanitaires, c’est sans familiarité tant la méfiance reste réciproque.

L’affairisme a structuré les relations anciennes qu’elle a nouées avec la Suisse et les EAU, et plus tard avec Allemagne et la Chine. Profitant de l’embellie des cours du pétrole, le Pdt Bouteflika fit appel aux géants chinois du BTP pour ses grands travaux. Ils y sont restés très implantés. Avec les États-Unis, des relations d’intérêt réciproque prévalent : priorités pétrolières, gazières, de lutte antiterroriste. Mais comme pour Moscou, le pouvoir algérien reste pour Washington une boîte noire qu’abordent avec circonspection les milieux d’affaires tout en gardant des relais alternatifs dans la région.

L’Algérie entretient avec la France une forme ambiguë de complicité stratégique discrète (affaires spatiales, nucléaires, chimiques, pétro-gazières, sécuritaires et financières) et maintient une forte pression mémorielle de recours, utilisée également comme puissant coagulant national d’un patriotisme hautain.

C’est cette mémoire que les présidents français et algérien ont décidé ensemble d’apaiser l’an dernier en chargeant B. Stora (et A. Chikhi) d’un rapport pour favoriser « la réconciliation entre les peuples français et algérien » (LV 148). En dépit d’une rédaction subtile et pragmatique, l’entreprise n’a déclenché que des réactions hostiles à Alger et semble aujourd’hui dans l’impasse.

Une transition politique toujours repoussée

Les conditions semblaient réunies pour une transition politique à partir de 2015, avec la mise au pas de la nomenclature militaire éradicatrice qui avait exercé le pouvoir lors de la décennie noire de guerre au terrorisme, guerre civile vraiment sanglante. La conduite énergique d’alors eut l’assentiment discret de la France et des États-Unis mais repoussa vers le Sud sahélien les katibas criminalisées de Kabylie. Ce repli négocié gangréna le septentrion malien dès 2005 tout comme en 2011 le retour au Mali avec armes et bagages des affidés touareg de M Kadhafi, éliminé à la suite de l’intervention de l’Otan voulue par Paris. Les accords d’Alger de 2006 et 2015 constituent les maigres contreparties de l’éviction sans retour des perturbateurs islamistes du sol algérien.

Les mandats initiaux du Pdt Bouteflika, élu en 1999, prônaient une charte pour la paix et la réconciliation grâce à une amnistie permettant une concorde civile, effective en 2005, et la démilitarisation de l’État acquise en 2015. Une nomenclature affairiste s’est alors substituée à celle des héritiers militaires de la guerre de libération qui dirigeaient le pays jusque-là par la gestion d’une rente pétrolière conséquente qu’elle redistribuait à ses obligés. Il en a résulté un tragique statu quo, une fatigue sociale et une insatisfaction généralisée que le tarissement de la ressource pétrolière a transformé en impasse totale. La déposition du Pdt Bouteflika par l’armée en 2019 à la suite du Hirak, mouvement pacifique d’impatience civique d’une jeunesse soucieuse d’engager vite la modernisation d’un pays resté en friche (DS n° 11). Il fêtera son deuxième anniversaire la semaine prochaine sans avoir pu modifier de l’intérieur la trajectoire du pouvoir, alors que tous ses voisins sont en pleine effervescence.

La Tunisie est entrée dans une phase de rééquilibrage conservateur aux dépens d’Enhada, pilier islamiste de toutes les formules politiques depuis 2011. La foule manifeste son refus d’un régime autoritaire accusé de neutraliser « la révolution de jasmin ». En Libye, après la disqualification d’Haftar, on expérimente sous pression américaine un compromis politique entre forces de l’Ouest et de l’Est accordées par des Touaregs. Le Mali, après un coup d’État militaire de velours mi-2020 (billet) et la libération d’otages et de rebelles, a vu ses couleurs flotter symboliquement à Kidal où se sont réunis les partenaires de l’accord d’Alger. L’évolution pourrait se faire aux dépens de la France avec un retrait partiel de Barkhane envisagé lors du sommet de N’Djamena. Mais le plus dur pour l’Algérie vient du changement de pied marocain à l’égard d’Israël avec une contrepartie sahraouie américaine qui l’a ulcérée. Une situation d’alerte militaire en a résulté avec un discret soutien russe et turc.

Attente prolongée, parti pris d’isolement

Face à tout cela, l’Algérie apparaît enlisée dans des querelles de sérail, sans relève générationnelle ni politique, sans leadership viable, sans projet alternatif, crispée et isolée. Elle ne manque pourtant ni de talents, ni de ressources, ni de relais sur place ou dans sa diaspora. Objet d’inquiétude sécuritaire et économique pour la région, ce grand et fier pays de 40 millions d’habitants, isolé diplomatiquement et socialement instable, vit une impasse politique.

Quelle conduite adopter ?

Dans ces situations critiques, une société doit activer ses soutiens. Sans s’attarder sur les réactions au rapport Stora, la société civile et les responsables français doivent aider le peuple algérien à affronter les défis actuels : terrorisme latent, criminalité transfrontalière immigration illégale, conflits ethniques, tracé de frontières, coût du non-Maghreb, accès aux libertés et à la prospérité. Les idéologies postcoloniales n’ont plus cours, une nouvelle géopolitique pointe et les relocalisations stratégiques se décident maintenant.

JOCV

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