Au sud (LV 147)

Un vide stratégique s’est installé en Méditerranée dont la Turquie et la Russie ont tiré parti en arbitrant à chacune leur façon l’inextricable question libyenne. C’est le moment pour les Sud-européens de prendre la main et de conduire avec leurs vis-a-vis une stratégie véritablement transméditerranéenne pour préserver leurs intérêts et contribuer au développement et à la sécurité d’un flanc Sud porteur de risques qui se rapprochent.

Le flanc méridional de l’Europe n’a aujourd’hui ni cohérence stratégique, ni projet collectif, ni coopération apaisée. Et le Sud n’est plus ce qu’il fut, base militaire de départ de la reconquête de la France en 1944, théâtre de friction entre blocs pendant la guerre froide, espace otage de la question palestinienne depuis. Pire, il redevient un front avec des entreprises antagonistes qui s’y bousculent, des convoitises multiples qui s’y aiguisent et aussi des parias à la dérive. Pour la France, c’est une ligne double de préoccupations, sur le rivage nord-africain et celui du Sahel qui tous deux la concernent. Mais si la fragilité libyenne inquiète d’abord les Européens du Sud, c’est surtout du fait de la redistribution du jeu des puissances régionales. Elle va imposer de relocaliser au Sud un effort déterminé d’action stratégique.

Dans le monde d’après

La pandémie du Covid 19 a balayé d’un seul coup un monde aplati et sillonné de flux multiples, et mis à mal les technostructures variées qui l’administraient tant bien que mal. Elle a révélé la rémanence du relief que constituent les États, les nations, les peuples, vraie base de leur résistance aux chocs (on aime dire résilience, cf. LV 141) et de leurs capacités à affronter défis et dangers. Ce sont d’abord les codes génétiques stratégiques (LV 101) des pays qui ont déterminé les choix de leurs exécutifs au cours du semestre écoulé. Ils esquissent pour le monde qui vient une autre cartographie stratégique des aptitudes et des solidarités. Ils désignent une autre hiérarchie des modèles sociopolitiques de gouvernance au XXIe siècle. Le multilatéralisme semble souvent relégué et un nouveau régionalisme devient utile.

Au sein de l’Union européenne, au-delà du Brexit, a émergé une nouvelle typologie, les vertueux frugaux (au Nord), les dangereux populistes (à l’Est), les bons progressistes (à l’Ouest) et puis ce Club Méditerranée des contaminés dispendieux (au Sud). Ce dernier groupe, latin, Italie, Espagne et France, pays de forte létalité, rassemblerait des peuples naturellement indisciplinés. La France, à la charnière entre le centre et le Sud de l’UE, a joué sur les deux tableaux et tenté d’entrainer l’Allemagne dans une ambitieuse politique de relance et de refinancement, assumée collectivement. Et dans ce monde d’après bien plus confus, où émergent ces noyaux durs internes qui ébranlent la solidarité collective des Européens, le regard que l’Europe portait jusqu’ici sur son Sud (LV 135) va devoir évoluer sensiblement.

Le nœud libyen

Depuis l’intervention en fanfare de 2011, on s’inquiétait de la viabilité de l’espace libyen. LV analysait dès 2015 la combinatoire d’une Libye écartelée (LV 34 & 62) ; elle surveillait la lente opération du Mal Haftar pour unifier avec l’armée nationale libyenne (ANL) le pays d’Est en Ouest ; l’accord de 2016 à Tripoli validant un GNA reconnu par l’ONU (gouvernement d’entente nationale) ; les efforts contradictoires de l’Italie (pro GNA) et de la France (pro ANL) ; l’externalisation du conflit interlibyen avec l’arrivée du groupe Wagner, opérateur russe ; la friction entre parrainages encombrants, Égypte et EAU d’un côté, Turquie et Qatar de l’autre. LV suivait aussi de près la question du gaz en Médor (LV 131) et les frictions croissantes liées aux visées turques sur l’exploration et l’exploitation des gisements offshore autour de Chypre et s’en inquiétait avec la Grèce. La boucle fut bouclée lorsqu’Ankara et le GNA conclurent fin 2019 un accord global, gazier, militaire et sécuritaire. En avril, la Turquie intervenait militairement pour barrer la route de Tripoli à l’ANL en alimentant le front en moyens militaires (drones et milices) et en bravant l’embargo contrôlé par l’opération Sea Gardian de l’Otan. La frégate Courbet était alors en première ligne.

On se trouve bien face à une nouvelle situation stratégique en Libye et au Sud (cf. billet du 9 juillet sur la Turquie en Libye).

L’Europe du Sud au défi de la Méditerranée

Face aux Sud-européens membres de l’Otan, Grèce, Italie et France, en mal d’UE, aux intérêts stratégiques et aux arrière-pensées économiques souvent distincts, voici deux acteurs lointains, Russie et Turquie, déjà en cheville stratégique étroite en Syrie et qui se réimplantent sans complexe en Afrique du Nord (LV 99). Tous deux déjà actifs pour éliminer l’influence européenne du Levant, s’installent maintenant aux avant-postes méditerranéens de l’Europe. L’un d’eux y dispose même des deux robinets du chantage migratoire. Tous deux retrouvent en fait la trace de leurs trajectoires anciennes, les déploiements soviétiques stratégiques en Méditerranée de la Ve Eskadra pour l’un, les provinces arabes et maghrébines de l’Empire ottoman pour l’autre. Ensemble, ils effacent à la fois l’humiliation russe du dépeçage du monde soviétique (1991) et la décomposition ottomane forcée du traité de Sèvres (1920). Et face à cela, l’UE semble bien désemparée.

Car ces pouvoirs autoritaires désinhibés qui n’ont pas su se conjuguer stratégiquement avec l’UE jouent en fins stratèges.

Le premier est en délicatesse avec l’UE dont les noyaux nordiques la battent froid sous couvert d’une Otan alarmiste. Le second qui a toujours instrumentalisé sa candidature d’adhésion à l’UE pour moderniser la société turque, renforcer sa main stratégique et sa centralité régionale, développe désormais une double grande stratégie, économique vers l’Afrique et religieuse vers l’Oumma, celle résolue des Frères musulmans. Pour la France qui appelle désormais à un cessez le feu et à un règlement politique en Libye qui préserverait les équilibres en Afrique du Nord et au Sahel, et dont le contentieux avec la Turquie s’est cristallisé, l’heure est à la mise en place d’une stratégie plus structurée en Méditerranée. Or la Lybie n’est qu’une pièce de son puzzle méditerranéen (LV 117).

L’Afrique familière qui nous fait face

Vue de France, l’Afrique ce fut tout d’abord le Maghreb et ses territoires côtiers avec lesquels elle a entretenu (comme l’Espagne, la Sicile, Gènes ou Livourne) des relations humaines, économiques, financières et culturelles nourries pendant des siècles. La période coloniale qui a structuré ces relations au XIXe et XXe siècle a laissé autant de réalisations que de cicatrices et surtout des populations en partage.

La priorité stratégique pour la France reste  la perspective d’une communauté de destin et d’intérêts autour du bassin de la Méditerranée occidentale (cf. LV 45). La pandémie du Covid 19 ayant mis en évidence la nécessité d’une relocalisation industrielle des productions stratégiques, s’ouvre ainsi une occasion décisive de lancer ce grand marché euromaghrébin fondé sur la proximité, la familiarité entretenue et des complémentarités multiples. Pour le lancer, sans renoncer aux entreprises européennes, les pays du Club Méditerranée si facilement stigmatisés par le Nord pourraient lancer une initiative conjointe dans le cadre de ce plan européen de relance si controversé.

L’Afrique noire qui nous préoccupe

Le rivage sahélien qui ouvre sur l’Afrique de l’Ouest, noire, nous concerne aussi (LV 18). C’est notre profondeur stratégique. S’y développe depuis plus de 20 ans une tension régionale aux épisodes variés, climatiques, ethniques, criminels, religieux, terroristes et désormais séparatistes. La connexion avec les grands dossiers du désordre mondial s’est progressivement faite via les syndicats de la drogue, les trafics humains de la migration et les menées salafistes. La France en a fait là une ligne de front mais n’a pu ni y engager l’UE ni éviter la régionalisation de la crise malienne. Elle y est aujourd’hui en panne stratégique malgré de vrais succès tactiques. On voit bien que tant qu’une coordination efficace des actions politico-militaires des cinq riverains maghrébins du Sahara est bloquée par le verrou sahraoui il n’y aura pas de voie de sortie. Minusma, G5 Sahel et Coalition pour le Sahel sont de simples formules correctives, incomplètes, et donc sans effet décisif et durable. La clé de la normalisation et du développement du Sahel est au Nord, entre Rabat et Alger, deux pays frères que le passé a inutilement opposés (LV 104). Il serait incongru que le déblocage régional résultât un jour d’une pression décisive turque, russe voire d’un financement chinois. Les pays latins d’Europe, familiers de ces dossiers, doivent mieux ici unir leurs efforts et activer leurs médiations. Le 5+5 peut en être le véhicule stratégique si on veut bien donner un vrai sens politique à cette technostructure latente.

La Méditerranée éclatée en partage

On voit l’ampleur du désordre domestique américain et on constate partout le repli stratégique de Washington à l’exception notable de tout ce qui touche à la rivalité avec la Chine et au commerce des armes.

Au Levant et en Méditerranée, la stratégie américaine est devenue illisible et Israël, la Turquie et la Russie ont le champ libre. Le monde arabe semble en panne de projet et les pétromonarchies sont à la peine. Dans le Golfe, l’Iran cherche à se réassurer en Chine. En Méditerranée, le vide stratégique s’est creusé et les stratégies résolues peuvent se déployer. Hélas l’UE ne veut voir dans son Sud qu’un voisinage à contenir et non un espace stratégique à organiser. Faute de pouvoir mobiliser une UE frileuse et sans projet géopolitique, c’est donc aux pays sud-Européens de prendre la main et de proposer aux riverains sud-méditerranéens une stratégie transméditerranéenne de développement sécurisé de l’espace régional.

Relocaliser notre effort au Sud

Dans son adresse aux armées le 13 juillet, le PR évoque le théâtre méditerranéen comme un enjeu crucial, une priorité absolue de l’autonomie stratégique européenne. On ajoute : les risques se rapprochent, les compétiteurs s’affirment. C’est le moment de réagir avec ceux qui sont comme nous les plus concernés, au Sud de l’Europe comme au Nord de l’Afrique. C’est le moment de faire front commun, au plans politiques, économiques et social.

JOCV

Pour lire l’autre billet du LV 147, « Pays média , pays réel« , cliquez ici