AMR 2019 : Bilan d'un monde qui vient (LV 132)
Notre annuel aide-mémoire au roi reprend l’année, un voisinage en crise, surtout au sud, une ceinture de conflits au-delà, la fin de l’Occident et donc de la notion d’ordre du monde, une rivalité prégnante entre les États-Unis et la Chine, le maintien des transversalités (nucléaire, terrorisme, criminalité armée) et la naissance de nouvelles (peuples en éveil), une Europe passive coincée entre UE et OTAN, et une France à l’orée des clarifications qu’il faut désormais poursuivre et ambition, pour réaliser notre ambition.
Comme chaque année, ce dernier numéro de décembre est l’occasion de notre habituel aide-mémoire au roi (2015 : LV 32 ; 2016 : LV 58 ; 2017 : LV 84 ; 2018 : LV 107). 2019 a confirmé le tohu-bohu stratégique. Voici un tour d’horizon de l’année écoulée.
Voisinages européens
L’Est de l’Europe s’est stabilisé, que ce soit dans le Caucase ou en Ukraine : un nouveau président a été élu dans ce dernier pays, permettant d’envisager la sortie négociée d’une première crise. La question du Donbass pourrait être gagée par l’accord sur le transit gazier du 20 décembre, en complément de la prochaine mise en service de Nordstream 2, malgré les sanctions américaines décidées la semaine dernière par D. Trump (sur le gaz, voir LV 131). On veillera à un possible point de tension sur le projet controversé d’intégration de la Biélorussie avec la Russie.
Au Levant, les vicissitudes se poursuivent. La Syrie se stabilise (LV 108) : les Kurdes sont les grands perdants des calculs ayant conduit à la poussée turque et au lâchage américain. La poche islamiste d’Idlib devrait être réduite prochainement. Mais la crise s’est propagée : le Liban connaît des difficultés profondes résultant autant d’une élite politique sclérosée que d’agissements extérieurs. En Israël, la vie politique paraît bloquée : on va vers de troisièmes élections générales, alors que B. Netanyahou est inculpé pour corruption. Enfin, la Turquie joue aux durs même si Erdogan a perdu les dernières élections et doit affronter des oppositions, y compris dans son camp. Au sud de la Méditerranée, la situation s’est profondément détériorée. L’Égypte est confrontée à des troubles persistants, la Libye demeure incontrôlée même si le Mal Haftar progresse et devrait prendre Tripoli. Les élections en Tunisie ont conduit à une sorte d’impasse, tandis que l’Algérie dont le pouvoir s’est relégitimé vit une profonde crise systémique, entre un peuple réclamant le Hirak et un pouvoir qui, malgré de vastes mises-à-pied et le décès de son homme fort, veut conserver ses privilèges (DS 11).
La fin de l’Occident
Le voisinage le plus problématique de l‘Europe est aujourd’hui à l’Ouest. Le XXe siècle fut celui de l’accord entre une puissance déclinante, l’Europe, et une puissance montante, les États-Unis. La domination du monde par un Occident judéo-chrétien, intrinsèquement libéral, capitaliste et technologique, issue de la découverte de l’Amérique qui marqua la fin du Moyen-Âge, se perpétuait.
Or, voici que le jeune XXIe siècle semble marqué par l’éclatement de l’Occident. Il y a vingt ans, on parlait surtout de mondialisation. Il y a dix ans, on glosait sur l’émergence de nouvelles puissances, conséquence de la première. Ces deux temps combinés mettent fin à un ordre du monde qui sut se réinventer dans les crises qui se succédèrent durant cinq siècles. Désormais, c’est la notion si occidentale d’ordre du monde qui est battue en brèche. En ce sens, ni Trump ni le Brexit ne sont des accidents. L’Europe voit ses deux matrices de l’ouest s’éloigner : les États-Unis de Donald Trump (LV 127) et le Royaume-Uni d’après le Brexit (LV 128). L’Occident est à son terme.
Chine et États-Unis s’affrontent désormais pour le leadership géostratégique. Cette nouvelle réalité constitue la matrice du monde qui va. Elle ne produit pas un nouvel ordre du monde, même si chacun des deux acteurs a mis en place sa stratégie pour y faire face. À Washington, on pratique la montée méthodique des enchères, avec le challenger chinois comme avec les vassaux européens. Du côté de Pékin (LV 117), on établit des zones d’influence extensives, qu’elles soient maritimes (mers de Chine) ou terrestres (Initiative Ceinture et Routes, BRI). D’autres acteurs essayent dans ce cadre de jouer leur jeu : l’Inde, le Japon ou la Russie.
Ceinture de conflits
Au-delà du voisinage immédiat de l’Europe, une ceinture de conflits semi-ouverts entretient une instabilité purulente. Le Moyen-Orient poursuit son chemin chaotique, avec un Irak toujours éclaté, une Jordanie fragile, une péninsule arabique tourmentée (LV 126). Observons ici l’amorce d’un revirement séoudien, qui semble traduire la volonté de se retirer du bourbier yéménite (catastrophe humanitaire, LV 114) voire de reprendre langue avec le rival iranien (LV 128). Celui-ci pâtit des sanctions américaines mais tient ferme. L’alliance arabo-israélienne se confirme, réunion défensive des puissants sur le recul.
En Afrique de l’Ouest, la bande saharo-sahélienne s’enfonce dans la crise (LV 131), la faute à des gouvernements évanescents et aux faux-semblants d’une communauté internationale qui détourne les yeux. Un peu plus loin, l’Éthiopie, qui avait suscité des espoirs, risque de retomber dans ses travers, tandis que la solution soudanaise a l’apparence d’un marché de dupes (LV 123) et que l’Afrique centrale et des Grands lacs, instable, ne rassure pas (RCA, RDC). L’Afrique du sud continue de décevoir (LV 118). L’Asie centrale demeure également tumultueuse : rien n’est réglé en Afghanistan et la situation bascule en faveur des Taliban, Au sud, Inde et Pakistan continuent de se mesurer.
Ainsi, entre de grands acteurs en tension et des zones mixtes où leurs influences et intérêts s’affrontent, la situation mondiale ne présente guère de stabilité.
Transversalités
Parmi les transversalités structurantes (LV 113) et les principaux facteurs géopolitiques, que distingue La Vigie (LV 110, 111, 114, 120), le terrorisme et sa principale manifestation, le djihadisme, ont beaucoup préoccupé. Nous avons également relevé la place croissante qu’occupe la criminalité armée et les rapports ambigus des États installés avec les acteurs parias (LV 122). Un nouveau phénomène a marqué 2019 : le réveil général des peuples qui a pris la forme de manifestations de masse (LV 109, 112, 115, 130). Cela a affecté l’Amérique Latine, en dépit des pressions extérieures comme au Venezuela (LV 111), mais aussi l’Afrique (Algérie, Soudan, Égypte), l’Europe, le Proche et le Moyen-Orient (Liban, Irak, Iran) et l’Asie orientale (Hong Kong).
Du côté nucléaire, peu d’évolutions sensibles : la Corée du nord poursuit sa stratégie d’émergence dissuasive, tandis que les Américains augmentent la pression des sanctions sur l’Iran et se retirent du traité FNI (LV 112), officiellement sous un prétexte russe, en réalité pour regagner des marges de manœuvre face à la Chine.
L’Europe passive
L’Union Européenne poursuit sa voie géo-économique ignorant la géopolitique malgré les soubresauts du monde, alors qu’elle est devenue un enjeu et non plus un acteur. Ses déchirures internes se poursuivent (LV 109). Les élections européennes ont été décevantes et le Brexit est confirmé, maintenant que Boris Johnson a gagné son pari électoral. Certes, elle a des velléités d’adaptation que ce soit dans le domaine cyber ou la lente constitution d’une posture de défense, mais on est loin de l’armée européenne, citée régulièrement par politiciens, journalistes et sondeurs mais fort peu possible (LV 119).
Une posture géopolitique ne peut naître que de la réunion équilibrée de paramètres précis : l’unité populaire, la claire délimitation des frontières, la maîtrise d’un outil de défense. Or, pour la majorité des Européens, la défense de l’Europe c’est l’Otan. Mais l’Alliance est bien mal en point, comme nous le signalions dès janvier (LV 110) : elle souffre d’une perte de sens et ses principes directeurs, arrêtés il y a 70 ans, ne suffisent plus à la justifier. Dès lors, l’attitude défiante de D. Trump ne fait qu’accentuer des travers inquiétants ébauchés G. W. Bush et B. Obama. L’UE, divisée et contestée à l’intérieur, peu considérée à l’extérieur, se comporte comme une victime réclamant cinq minutes à son bourreau. C’est pourquoi nous réétudions la géographie de l’Europe (LV 127, 129).
France : dans l’attente de clarifications
La politique extérieure de la France a connu des évolutions sensibles en 2019, à rapporter aux hésitations des premiers semestres (LV 107). Elle reste alourdie par le fantasme européen (LV 115) qui continue d’imprégner les esprits des décideurs et des influenceurs. Le grand débat national de cette année nous a frappé par l’impensé stratégique qu’il a révélé et l’absence de débat sur le projet politique, l’ambition stratégique, le bien commun et la défense (LV 116). Nous avons apprécié les évolutions de l’été (LV 124) et aussi la solidité du diagnostic posé dans l’entretien du PR à the Economist. Beaucoup n’ont retenu que la formule de la mort cérébrale de l‘OTAN mais le propos allait sans doute bien plus loin (LV 129). La France sort d’un idéalisme naïf et sentencieux et endosse un réalisme pragmatique.
Il convient désormais d’aller plus avant et de tirer les conséquences de cette vision recadrée : face au lien indissoluble entre l’UE et l’Alliance, passer par des solutions plus étroites ou bien élargies, remettre en cause des postulats, et d’abord l’identité des intérêts stratégiques européens et américains. Cela impose une politique européenne plus diversifiée, moins obnubilée par l’Allemagne ; une attention renouvelée a des voisinages négligés (Maghreb, Latins) ; un aggiornamento de notre politique africaine, notamment dans la BSS ; une posture affinée pour tirer parti de la rivalité américano-chinoise ; une politique euro-asiatique réarticulée sur deux axes, l’un continental (via la Russie), l’autre maritime, avec l’Indo-Pacifique (LV 130).
Cette ambition reste à la hauteur des atouts de la France pour lui permettre de tirer son épingle du jeu avec des partenaires fiables.
Pour lire l’autre article du LV 132 (L’Europe et l’est), cliquez ici
JOCV
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