Algérie et France, asymétrie et potentiels (LV 148)

L’Élysée a confié à un universitaire le soin d’une mission sur la Guerre d’Algérie, un universitaire algérien étant chargé d’une mission similaire à Alger. Ces deux exercices paraissent un peu vains tant ils se focalisent sur une seule période. Surtout, d’un côté les Français ne veulent plus en entendre parler et sont tournés vers autre chose tandis que le sujet est pour l’exécutif algérien un droit de tirage moral imprescriptible depuis l’origine, même si la population du pays est connectée au monde et rêve surtout qu’on lui parle d’avenir et non du passé. Il vaudrait mieux préparer l’avenir et imaginer la façon dont on pourra faire mieux converger les destinées des deux rives.

La mission qui vient d’être confiée à Benjamin Stora sur « la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie » a pour objectif de favoriser « la réconciliation entre les peuples français et algérien ». Elle doit permettre d’ici la fin de l’année de « dresser un état des lieux juste et précis du chemin accompli en France sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie, ainsi que du regard porté sur ces enjeux de part et d’autre de la Méditerranée ». De son côté, le docteur Abdelmadjid Chikhi, directeur général du Centre national des archives algériennes, mènera un travail de « vérité » sur les questions mémorielles entre les deux pays. Les deux présidents en sont convenus ainsi.

Qui ne se réjouit de cette initiative ? mais qui ne craint qu’elle fasse long feu tant les deux pays diffèrent par la place qu’ils donnent à ces moments dans leurs récits nationaux ? On ne peut s’empêcher d’imaginer que si les questions mémorielles qui encombrent les relations entre ces pays étaient dépassées, un formidable potentiel de coopération mutuellement bénéfique pourrait être libéré pour le bénéfice des peuples concernés, de la stabilité et du développement régional.

Seulement voilà, de part et d’autre, on reste plus tenté par le rétroviseur du passé que par la longue vue de l’avenir. Et pourtant dans les deux pays les jeunesses connectées et mondialisées sont avides de progrès, de libertés et de prospérité partagée ; c’est devant qu’elles regardent. Pour elles le monde colonial relève de la préhistoire.

Comment gérer ces réalités contradictoires ? Comment donner aujourd’hui un sens à la proximité familière de ces deux pays, qui dans leurs espaces respectifs, latins et maghrébins, ont eu une histoire entremêlée pendant des siècles et partagée pendant 130 ans ? Veut-on faciliter la constitution progressive d’une communauté de destin et d’intérêts entre l’Algérie et la France ? Le peut-on encore ? Graves questions.

Pour certains, il y a d’abord une ardoise à solder comme préalable à toute relance des relations entre les peuples. Il faudrait dit-on les réconcilier. Mais seraient-ils fâchés ? En auraient-ils si besoin, ceux qui se sont mélangés au point que 10% des Français ont aujourd’hui des attaches en Algérie et bien plus d’Algériens des attaches en France ? La question posée bute en fait sur le regard porté aujourd’hui sur la colonisation et sur son bilan. Mais elle apparaît avant tout comme une affaire complexe plus politique que sociologique, plus idéologique que nationale, plus comme un questionnement impératif des élites que comme une requête populaire. On voit aussi qu’il est bien difficile de la limiter scientifiquement à ce qu’on appelle la guerre d’Algérie, c’est-à-dire à la guerre d’indépendance (1954/1962). On doit en effet embrasser pour l’apprécier plusieurs siècles d’échanges nourris entre les rives algériennes et françaises de la Méditerranée. Marseille et Alger ne sont-elles pas ces villes cosmopolites, cités sœurs à l’histoire millénaire ? Alors on imagine des séquences expiatoires, compensatoires, des excuses et des pardons échangés, solennellement. On songe à la réconciliation franco-allemande qui marqua les esprits et on cherche comment se tendre la main entre Alger et Paris. Le parallèle est spécieux.

En réalité, sans qu’on puisse encore se le dire avec le recul nécessaire, l’indépendance de l’Algérie s’est faite à la fois dans un contexte général de décolonisation régionale et de Guerre froide d’un côté et de tension intérieure vécue comme une guerre civile des deux côtés de la Méditerranée de l’autre. C’est donc à une reconnaissance mutuelle d’un passé douloureux encore indicible et avec une vraie distanciation historique qu’il faut commencer voire se limiter pour l’instant. Car depuis 60 ans, l’asymétrie entre les deux rives s’est fortement creusée. La France convertie à l’Europe tourne aujourd’hui le dos à l’Algérie alors que l’Algérie n’a pas fermé son histoire française.

Comment dès lors procéder ? Revenir à l’histoire dit-on ; les faits, rien que les faits, mais aussi tous les faits. Et alors partir d’où ? Des Romains, des croisades, des chevauchées arabes de l’Islam autour de la Méditerranée occidentale, des razzias d’esclaves en mer, des activités de la Régence, des expéditions espagnoles ou françaises, des trafics de grain et du commerce du corail ? Comment parler de colonisation aujourd’hui sans aborder la trajectoire historique des deux peuples ? Comme évoquer Abd El Kader sans évoquer Lavigerie ? Où intégrer dans ce panorama les guerres européennes et les tirailleurs algériens sur le front allemand, lors de la campagne d’Italie, lors des guerres contre le communisme en Indochine ? Comment parler des combats terribles et fratricides de la guerre d’Algérie, de la répression policière brutale, des rétorsions multiples ?

Il semble difficile en France de se concentrer sur la trajectoire de la mémoire de la colonisation. C’est un épisode qui s’estompe d’autant plus dans l’esprit des Français qu’elle porte désormais la marque infamante de crimes commis par de féroces soldats contre la liberté voire l’humanité des peuples dits indigènes. Les Français ne veulent plus en entendre parler ; cet épisode ne les concerne plus. Alors que pour l’exécutif algérien, c’est depuis les origines un droit de tirage moral imprescriptible et un ciment nécessaire de la cohésion nationale. Saura-t-on entendre les raisons des uns et des autres et œuvrer d’abord au profit de l’avenir et des populations que les pays ont en partage ?

Ce n’est pas parce que l’entreprise est difficile qu’il ne faut pas l’entreprendre mais il serait sage de ne pas vouloir la solder par des gestes définitifs pour entrer dans l’Histoire comme le firent de Gaulle et Adenauer, Kohl et Mitterrand ou Chirac au Vel d’Hiv. L’Histoire est ici différente et les enjeux d’une autre nature. Il s’agit d’abord de préparer l’avenir et d’imaginer la façon dont on pourra faire mieux converger les destinées des deux rives. À l’heure des relocalisations stratégiques, là est le vrai défi commun, là doit être l’ambition commune.

JOCV

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