2018, le monde qui va (LV 107)
En 2018 nous avons basculé dans une nouvelle ère stratégique, celle de la dérégulation générale. Dans un flux stratégique intense et désordonné, la conflictualité de la planète a évolué, les modalités de l’exercice de la puissance se sont affirmées et diversifiées, des transitions laborieuses et des arbitrages se sont enclenchés mais toujours pas d’état stable à l’horizon.
La roue a tourné et l’année 2018 se termine. Qu’en retenir ? L’an dernier à même époque, 2017 nous était apparu comme l’an I du XXIe siècle, un siècle basculant dans le désordre. L’« aide-mémoire au Roi » (AMR) qui suit récapitule une année effervescente et confirme cette dérégulation générale.
Après 2015 et sa double inflexion (LV 32), après le virage serré de 2016 (LV 58) et l’entrée dans un terrain vague stratégique en 2017 (LV 84), nous voilà donc dans une nouvelle ère stratégique. Il est encore bien tôt pour en apprécier les règles du jeu et en évaluer la dynamique. Mais cette année fertile en contradictions ne laisse pas entrevoir de stabilité à court terme. Dans un flux stratégique intense, la conflictualité évolue, des modalités de puissance s’affirment, des transitions s’enclenchent.
Par trois fois déjà, on a essayé d’évaluer cette année la marche du monde (LV 91, 98, 100) pour tenter de baliser le chemin d’une France enlisée dans ses limites internes et qui peine à tirer son épingle du jeu.
Une conflictualité en mutation
Autour de la France, presqu’île occidentale du continent européen (LV 5), les combats s’estompent et la conflictualité se déplace.
À l’Est, les conflits ouverts semblent régresser et on voit s’échafauder des solutions de cesser le feu, de désescalade ou de médiation, avec de fortes arrières pensées (Ukraine, Yémen, Syrie) et des gages qui se précisent (Donbass, Crimée, Azov, Golan, Kurdistan). En Ukraine orientale, si la tension militaire subsiste, les opérateurs du processus de Minsk veillent avec méthode à la contenir.
Au Levant, l’aménagement du terrain stratégique se poursuit après la défaite de l’EI en Syrie ; les voisins revoient leurs priorités sécuritaires (Israël, Jordanie, Turquie, Iran) et révisent leurs coalitions. Les intervenants militaires extérieurs à la région, regroupés derrière Washington, ont perdu l’initiative et reviennent à leurs déterminants géoéconomiques. Une nouvelle poussée des Taliban en Afghanistan met au défi les forces américaines qui s’y déploient.
Au Sud, les guérillas internes à l’Afrique sahélienne restent très actives et malgré leur supériorité militaire, aucune action des forces d’intervention (Barkhane, Minusma) n’a a été décisive ; aucune relève régionale (G5 Sahel) ne se profile tant que Maroc et Algérie n’en sont pas et aucun processus électoral ne semble pouvoir aboutir. Au Mali, la rébellion a fait tache d’huile, elle s’est déplacée du septentrion vers le centre peul et les pays voisins. En Libye, aucune piste sérieuse ne se dégage pour réordonner les quatre parties en présence ; un État failli, des tensions à vif et des parrainages antagonistes l’interdisent toujours (LV 104).
En Asie, la compétition stratégique pour le contrôle de la mer de Chine se traduit par des manœuvres d’intimidation militaire mutuelle et des escarmouches multiples mais encadrées, à proximité des espaces maritimes contestés dans lesquels des forces extérieures (américaines, britanniques et françaises) croisent pour préserver la liberté de navigation. Mais l’entrée inespérée de la péninsule coréenne dans une phase de régulation active a détendu le conflit gelé entre Nord et Sud (LV 69). Une compétition navale se développe avec comme acteurs principaux le Japon et la Chine et comme observateurs engagés la Russie et les États-Unis. La zone se réarme.
En Europe, l’année a été marquée par la détresse humanitaire de migrations (LV 106) souvent criminalisées qui ont affecté principalement l’Italie face à la Libye et qui gagnent désormais l’Espagne face au Maroc. Mais en 2018, l’activité militaire ouverte a régressé tout comme les menées terroristes et a consacré la guerre mélangée comme le modèle de conflit du moment (LV 98 bis).
De fortes manifestations de puissance
En 2018, les affirmations de puissance impériale se sont multipliées. Russie, États-Unis, Chine se sont affichés chacun avec son registre spécifique. Le président Trump a cherché à dealer en position de force, le président Poutine à maximiser ses cartes sur son jeu d’échec et le président Xi à avancer prudemment ses pions sur son grand damier de go. L’UE quant à elle, sphère de la norme, a renoncé à s’affirmer comme puissance.
Cette manifestation vaut pour le continent européen, sur lequel la Russie s’est repliée après la dislocation soviétique il y a 25 ans, tout en prenant plus appui sur la Chine faute d’avoir trouvé des partenaires à l’Ouest (LV 106). Elle s’y est affirmée en 2018 notamment dans ses confins asiatiques (Turquie, Sud Caucase, Syrie) et méditerranéens (LV 99). Faute de frontière géopolitique cohérente de l’UE à l’Est, on voit se cristalliser un second rideau de fer en Europe orientale sur lequel se s’arqueboutent les pays riverains de la Russie autrefois dominés par l’URSS ou les Scandinaves qu’elle a inquiétés. L’Otan y a retrouvé miraculeusement sa raison d’être, l’UE, irrésolue et divisée, y a perdu son identité stratégique propre et la Russie, opportuniste, y a démontré sa résolution et sa capacité de manœuvre et d’intimidation.
En Europe se sont aussi joués des jeux stratégiques nouveaux en 2018. Car les États-Unis, tout en réassurant les Européens et en les sommant de payer leur dû sécuritaire, ont engagé un fort affrontement économique avec eux, notamment avec l’Allemagne, et sont même intervenus dans le débat confus du Brexit. L’UE de son côté, dispersée dans ses efforts variés pour maintenir une cohésion minimale de ses 27 États membres, face aux enjeux des migrations notamment, veut aujourd’hui relancer une défense européenne crédible après le départ de la Grande Bretagne qui s’y était toujours opposée. Mais faute d’analyse partagée sur les causes de l’insécurité ambiante, faute de grande stratégie commune d’affirmation de puissance et faute de projet stratégique, elle a peu de chances d’y parvenir.
Ailleurs, on note cette année le changement de pied isolationniste de l’administration Trump. Le Canada a été l’un des premiers à en faire les frais. Au Moyen Orient, sa stratégie se limite désormais à réaffirmer son fort engagement économique et énergétique aux côtés de la dynastie séoudienne (et des intérêts d’Israël) et à défier l’Iran, retrouvant les accents de l’axe du mal de GW. Bush. Mais ils se refusent à arbitrer les jeux de pouvoir claniques, à s’imposer dans les compétitions au sein du GCC ou dans le conflit yéménite. Ils ont choisi une posture de courtier en armements et de régulateurs du marché de l’énergie, servant ainsi leurs intérêts directs.
Avec la Chine, l’administration Trump a engagé une véritable guerre économique qui s’est traduite par des sanctions, des taxes et la multiplication de chicanes administratives pour rééquilibrer ses échanges, malgré une pause depuis le dernier G20. Elle a aussi soufflé le chaud et le froid avec le Japon allant jusqu’à minorer la réassurance militaire qu’elle lui doit, le poussant à se réarmer et à composer avec la Chine.
En matière d’affirmation, les grands groupes multinationaux n’ont pas été en reste en 2018. Ils ont mené la danse de la création effrénée de richesses financières peu taxées, aux dépens d’empires industriels étatiques. Les circuits gris de la corruption, de la drogue et du crime organisé contrôlent des pans économiques entiers comme au Mexique. Leur affirmation violente de force est de plus en plus décomplexée. Des situations de crise sociales massives en résultent qui ressuscitent des tentations radicales : Jair Bolsonaro au Brésil (LV 104) ou Daniel Ortega au Venezuela l’illustrent.
La puissance s’expose désormais partout.
Transitions politiques incertaines
Autour de nous, de multiples transitions politiques sont en marche : à Londres où le Brexit est devenu ingérable ; à Rome, où l’économie s’effondre, le budget se libère des contraintes et la société se rebiffe ; à Berlin, où la chancelière se prépare à passer la main, mais aussi à Madrid où les extrêmes s’affichent. La gouvernance européenne comptait sur le leadership parisien dont la coûteuse crise des gilets jaunes vient de ruiner l’autorité et de geler les réformes (LV 106).
Ce ne va guère mieux chez nos voisins maghrébins toujours dans l’attente d’une relance démocratique à Tunis, d’un nouveau régime dans le même système à Alger et d’un changement de fond à Casablanca. En embuscade, les Frères musulmans et les affairistes comptent bien récupérer la mise.
Arbitrages et régulations sécuritaires
En cette année pourtant et sans doute du fait de la fluidité actuelle, on note aussi le début de déblocage du casus belli coréen en contrepoint du blocage iranien avec la rencontre de juin entre le président Trump et le leader de Pyongyang (LV 97), qui apparaît comme une combinaison réussie de deux coups de bluff stratégique. Erythrée et Ethiopie ont aussi enterré provisoirement la hache de guerre alors que de son côté, le Kosovo, qui imagine comment normaliser ses relations avec la Serbie, a décidé de s’offrir une armée. Dans le Golfe, on explore depuis peu une forme de compromis dans la confrontation intestine au sein de la famille royale séoudienne à laquelle MBS s’est imposé, dans la compétition avec Qatar et la guerre enlisée avec les Houtis au Yémen. Ces trois conflits liés, opaques et meurtriers qui ont décrédibilisé Ryad, font l’objet d’une médiation suédoise sous l’égide de l’ONU. Ils auront engagé la France en 2018. Comme la Turquie, la Russie a de son côté pris le chemin de l’Afrique et sert aujourd’hui de mentor sécuritaire en RCA. Enfin, le 6 novembre dernier, le Roi du Maroc a de son côté tendu la main à son voisin algérien pour sortir leurs relations de l’impasse sahraouie. Une récente rencontre à Genève a recréé un espace de discussion. Dans le tumulte général, voici quelques pistes d’optimisme peu relevées.
Voici quelques perceptions des évolutions marquantes qui ont affecté l’environnement stratégique de la France en 2018. Elles révèlent surtout la relativisation rapide des modes de régulation hérités d’un multilatéralisme central et d’une gouvernance globale dont l’heure semble passée.
Lien vers « 18 mois de politique étrangère de la France«
JDOK
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